
Michèle Moreau, Directrice des éditions Didier Jeunesse et marraine de Libre comme Lire, nous parle de son travail avec des associations de promotion de la lecture et de ce qu’il lui inspire, à titre professionnel autant que personnel.
Je suis ravie et très honorée d’être invitée à être la marraine de Libre comme lire. Mettre en avant le travail formidable fait sur le terrain par les associations qui œuvrent autour de la lecture est indispensable. Et vous le faites avec simplicité, clarté, joyeusement, vous donnez envie de les aider.
Quand j’ai découvert les observations d’A.C.C.E.S(1), toute jeune éditrice, j’ai été fascinée. J’ai tout de suite su dans quelle direction je voulais aller. Les livres que je publierais devraient être des livres exigeants, des livres qui passionnent les enfants, des livres qui restent, des livres qui engagent les lecteurs dans le plaisir de la lecture, des livres qui seraient profonds, riches, des livres d’auteurs, enfin. Un idéal, oui, pas toujours facile à tenir, mais qui est resté en point de mire.
Depuis, les nombreuses pistes de réflexion déployées par A.C.C.E.S ou l’Agence quand les livres relient(2) n’ont cessé d’enrichir mon approche et de me tarauder dans mon travail d’éditrice.
Un matin d’octobre, j’ai accompagné Joëlle Turin(3) dans une crèche, en Guyane, et là, auprès des ces bébés qui découvraient les livres, j’ai eu l’impression de comprendre vraiment plusieurs choses. Assise au milieu des livres avec les bébés et les éducatrices, je revenais au plaisir intense des premières fois, de celles qui nous mènent à la découverte du monde. C’est une aventure incroyable de lire à des tout-petits, on y développe une qualité d’écoute, un engagement, une confiance dans ce qui surgit. Tous mes sens sont en éveil. Être témoin de ces moments me permet de mieux comprendre ce qui fait qu’un livre est réussi, et qui tient non seulement à la qualité du texte et des images, mais aussi à de multiples choix éditoriaux : le format, la mise en pages, son rythme, la typographie, le papier, son épaisseur, son grain, les pages de garde, etc. Me sautent parfois aux yeux alors les erreurs, les manques ou au contraire les heureux hasards, les choix tellement pertinents qu’ils s’effacent derrière l’objet unique qu’est devenu l’album. L’album qui prend vie dans les mains du lecteur. Et tout le travail, le lent processus d’élaboration s’efface derrière lui. Le syndrome Gepetto…
Faire naître l’émerveillement, le déclic, là est pour moi l’essentiel.
En tant qu’éditrice, mon travail est de proposer des livres qui vont contribuer à ce déclic, le désir de lire. Par le sujet ou l’histoire, d’abord, qui doit avoir une intention forte dès le début et être nourrissante jusqu’à la fin. Par le choix des mots, dont j’aime qu’il allie musicalité et sens, qu’il offre des surprises. Par l’image aussi bien sûr, la couleur, la mise en scène, l’image qui fait rire, rêver, qui donne à voir, concevoir, qui joue un rôle de contre point de vue, qui stimule l’imagination.
Un album riche ne se révèle jamais entièrement à la première lecture et les enfants adorent cela. Ils découvrent ainsi le plaisir de relire et de constater que la saveur est toujours là. Relire une histoire permet de se l’approprier, et chez les plus petits, d’apprivoiser des émotions extrêmes en toute quiétude.
L’album devient un réservoir de mémoire affective que l’enfant peut ouvrir et refermer à sa guise, un objet qui contient quelque chose venu de loin, comme d’une filiation archaïque. Cela est particulièrement vrai pour les contes et les comptines, dont les enfants raffolent. Leur plaisir à les écouter ne se tarit jamais.
La question de la langue dans laquelle les histoires sont racontées ou chantées se pose pour tous les parents qui ne sont pas de langue maternelle française. Il est essentiel que ces parents puissent transmettre une partie de leurs racines dans leur langue d’origine et les comptines sont un support idéal pour cela. Avec la collection « Comptines du monde», j’ai la volonté d’aller vers les langues maternelles de tous ceux qui vivent en France.
J’apprécie aussi énormément moi-même l’expérience de la lecture à voix haute. Je lis beaucoup à mes petits-enfants, j’ai lu dans la rue pendant le confinement aux familles du quartier. Je peaufine mes traductions en me les lisant à voix haute, je travaille sur les manuscrits à voix haute, très haute parfois, façon « gueuloir »…
Je pense aussi à mon papa, qui est empêché de lire à cause de ses problèmes de vue. Avoir eu le bonheur de lire et en être privé doit être dur. La lecture à voix haute est tout aussi importante pour les aînés.
Il y a mille et une façons de transmettre et de créer du lien mais la lecture est une de mes préférées. Je crois que le temps de l’histoire est important pour nos psychés contemporaines. Je retrouve dans toutes les associations de promotion de la lecture, cet extraordinaire élan de partage. Être marraine de Libre comme Libre est pour moi une manière supplémentaire de nourrir cet élan.
Notes
A.C.C.E.S. (Actions Culturelles Contre les Exclusions et les Ségrégations) a été créée en 1982 par des psychiatres et psychanalystes de renom, le Professeur René Diatkine, le Docteur Tony Lainé et le Docteur Marie Bonnafé. Ses actions de promotion de la lecture auprès des tout-petits et de leur entourage visent à favoriser les conditions d’acquisition de la lecture et de l’écriture dès le plus jeune âge. Avec la conviction que l’ouverture à la lecture contribue au développement harmonieux de la personnalité de l’enfant, indispensable à sa future réussite scolaire et à son insertion sociale. En savoir plus : https://www.acces-lirabebe.fr/
L’Agence quand les livres relient a été fondée en 2004. Elle rassemble individus, associations, structures institutionnelles du monde du livre, de la culture, de l’enfance, de la petite enfance, de la création, de l’éducation, du soin… qui mettent les albums au centre de leurs actions et de leurs recherches.Tous défendent la nécessité de favoriser, dès le plus jeune âge et tout au long de la vie, une expérience littéraire — et particulièrement autour des albums de littérature de jeunesse — afin de cultiver en chaque être humain sa capacité à éprouver, rêver, penser, créer, parler, lire… En savoir plus : https://www.agencequandleslivresrelient.fr/
Joëlle Turin consacre sa vie professionnelle à la littérature pour la jeunesse et aux lectures des enfants depuis plus d’une vingtaine d’années. Elle est également formatrice auprès des professionnels de l’enfance et du livre, des enseignants et des éducateurs. Joëlle Turin écrit régulièrement des critiques de livres pour la jeunesse publiées dans des revues spécialisées. Elle est aussi l’auteur de « Ces livres qui font grandir les enfants » qui propose des histoires pour tous les domaines de la vie de l’enfant : ses jeux, ses peurs, ses grandes questions, ses relations avec les autres et le monde de ses sentiments…
propos recueillis par Florence Denieul