
Nous avons eu envie de demander à chacun des membres de Libre comme Lire ou de nos associations partenaires de partager avec vous tous son rapport à la lecture.
Aujourd’hui, Delphine Gyre, présidente de Libre comme Lire, nous fait un aveu étonnant.
J’ai toujours lu, énormément. Je fais partie de ces enfants chanceux pour lesquels l’histoire du soir dans le lit avec Maman était une évidence, même au-delà de l’apprentissage de la lecture. J’ai été une caricature d’enfant lectrice, ne retenant de mon opération des végétations que la joie d’avoir reçu Jojo lapin, roi des malins pour compagnon de ces journées volées à l’école, outrepassant les horaires de coucher sa lampe de chevet glissée sous la couette pour ne pas abandonner Mon amie Flicka, préférant rester dans les élastiques avec La Bande des cinq plutôt que de prendre mon tour après mes copines pour exécuter les figures toujours plus périlleuses de ces barres parallèles mouvantes qui faisaient alors fureur dans les cours de récré. Puis, ado à la passion sans doute excessive, j’ai passé l’été de mes 14 ans sur la plage avec Aristophane et Euripide, je prenais le métro pour le collège le nez dans les pages de Pierre Gripari à qui j’ai écrit en sixième une lettre éperdue de reconnaissance, et – plus acrobatique ! – je lisais Tchekhov en me rendant à pied au lycée. Et j’adorais le théâtre. J’ai été sorcière à Saalem, femme savante, sœur Constance, Juliette et sa nourrice… J’ai lu des millions de mots, des milliers de phrases, des centaines de livres. Adulte, j’ai continué à lire. Pour moi, pour mes enfants, pour mes élèves…
Et pourtant, je n’ai rien retenu. Rien. Pas une tirade, pas une phrase. Peut-être un vers ou deux, mais rien de plus. Comprenez-moi : lorsque Fabrice Lucchini, tout à trac, se met à réciter un long passage, puis un autre et encore un autre, j’ai l’impression d’assister à un tour de magie et ne suis pas loin de me demander où est le truc. Je considère comme des prodiges tous ces hommes et ces femmes qui témoignent avoir survécu à l’horreur d’une captivité en se récitant L’Odyssée ou quelque autre épopée. Je peux arriver à la trentième page d’un roman avant de me rappeler l’avoir déjà lu ! Bref, je n’entre pas dans un salon plein d’inconnus sans redouter le moment où je lirai la déception dans les yeux de cette nouvelle connaissance, qui, ayant appris ma profession, aura truffé en vain sa conversation de citations subtiles. La question que se posera silencieusement cet inconnu me prendra alors à la gorge une nouvelle fois : suis-je un imposteur ? Moi, je sais que non. Mais alors, que se passe-t-il ? Où sont passés tous ces mots, toutes ces phrases ? Et même ces histoires ?
J’ai vécu un jour, je n’avais pas vingt ans, une expérience qui m’a appris à ne plus me risquer à parler littérature en société. Je discutais avec mon oncle, de quoi, je ne sais plus, et cela m’a fait penser – mais peut-on encore parler de pensée quand c’est à ce point informulé ? – à quelque chose que j’avais lu. J’ai commencé : « C’est exactement ce que dit… dans … quand il dit… ». Impossible de donner une quelconque fin à cette phrase malheureuse ! Et pourtant, je m’en souviens encore très précisément, j’étais pleine de la sensation que cette réminiscence avait fait naitre. Une sensation très douce, qu’une réflexion sarcastique de mon oncle avait très vite anéantie. Il faut m’y faire. Je ne retiens rien de ce que je lis.
Je ne retiens rien de ce que je lis… Rien ne retient ce que je lis. Sans frein aucun, mots, phrases et histoires continuent bien après la lecture à travailler en moi, sans cesse, infiniment, jusqu’à dissolution complète. Ils se mêlent à mes expériences vécues et à mon code génétique reçu. Impossible dès lors de les séparer de moi pour les redire. Sont-ils pour autant perdus ? Ils sont en moi comme les atomes d’Épicure, pleuvant en pluie droite et régulière et attendant le clinamen, un léger accident, un prétexte quelconque, la moindre situation pour prendre une direction nouvelle, se recombiner autrement et faire naitre ma réponse à ce qui se passe.
Quand ma chair sera pourrie, j’en suis sûre, je dégorgerai des flots de lettres qui s’ébroueront et s’en iront en procession débandée recomposer d’autres vies.
En savoir un peu plus sur Delphine